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Blog d'Olivier Issaly

L’effet ciseaux de la stratégie « one size fits all »

Il y a quelque chose d’intéressant à observer les tribulations des réussites comme Instagram, Facebook, Twitter, Tumblr et bien d’autres à monétiser leur services.

Tous ces services partagent la même caractéristique, à savoir une stratégie de croissance du type « one size fits all », consistant à créer un service très horizontal, puis à construire l’audience et plus tard la monétiser (ou revendre avant que les investisseurs perdent patience).

Pourtant, ce modèle de croissance n’est pas sans travers, et l’histoire des plates-formes grand public à succès commence sérieusement à se répéter. Elle se raconte en trois chapitres.

Tout commence avec quelques fondateurs, jeunes et étudiants de préférence, qui voient le futur et l’implémentent dans le présent. S’en suit un produit sorti de nul part, qui crée un engouement monstre à la grande surprise des fondateurs mais qui assurent niveau opérationnel. Première conséquence : le buzz autour du produit, l’audience qui explose, le talent des fondateurs attirent les investisseurs, et les valorisations s’envolent à chaque tour de table.

À un certain stade de maturité, la question de la monétisation, soigneusement évacuée au début, commence à se poser sérieusement. C’est là que ça devient un peu moins drôle. Le travers d’un produit horizontal (i.e. qui plait à la plus large audience possible) et une très grande audience, c’est que mécaniquement, le plus petit dénominateur commun susceptible de permettre la monétisation de tous les utilisateurs est, en fait, très petit. Forcément, allez trouver un centre d’intérêt commun à plusieurs centaines de millions d’utilisateurs.

On en arrive au dernier chapitre, et là ça tourne un peu au vinaigre quand même. Pour gagner de l’argent, il n’y a pas 36 000 façons.

Soit vous vendez un produit à vos utilisateurs. Oui mais on vient de le voir, leur point commun est quasi néant. Ah si il y a un point commun évident : ils utilisent tous le produit en question 🙂 On voit donc souvent au début des petites fonctionnalités payantes, comme un thème personnalisé sur Tumblr. Le problème, c’est que ce n’est pas un vecteur de monétisation suffisant pour justifier les fortes valorisations. Gagner X€ par blog, c’est bien. Mais pour justifier la valorisation, ce serait mieux de gagner ces X€ à chaque billet de blogs (forcément, il y en a plus que des blogs). Et souvent ce n’est pas suffisant, le vrai vecteur qui démultiplie la monétisation, c’est évidemment l’audience. Gagner X€ à chaque page vue, ça c’est cool !

On en arrive naturellement à la publicité. Le problème, c’est qu’à part Google qui a su coupler un algorithme innovant avec un business modèle innovant, les autres n’ont pas vraiment trouvé la martingale. On retrouve ici aussi cette notion de vecteur de monétisation. Prenons le cas de Facebook dont la force « produit » réside dans le graphe social. Pourtant, ils en sont rendus à vendre de la publicité en retargeting, décorrélé du graphe social d’une certaine façon. Quand on doit vendre de la publicité classique à une large audience, dont le seul vrai centre d’intérêt commun, c’est qu’une moitié de l’audience est intéressée par l’autre, il ne faut pas s’étonner de voir apparaître des publicités peu qualifiées. Sans parler du produit en lui-même qui petit à petit devient un sapin de Noël, envahi par la publicité (on sait alors que c’est le début de la fin).

Voilà donc ce que j’appelle l’effet ciseaux du « one size fits all » : un produit dément qui génère une large audience et des valorisations délirantes, mais un plus petit dénominateur commun de monétisation très faible. Pour tenter le grand écart entre faible monétisation et forte valorisation, pas d’autres choix que la publicité, modèle économique dont les dérives sont souvent peu compatibles avec la pérennité de la société à mon sens.

Le plus paradoxal, c’est qu’on sait bien que ces fondateurs ont un vrai sens produit, je doute que leur rêve initial c’est de vendre de la publicité classique, mais quelque part cela s’est imposé à eux du fait du succès initial, ont-ils vraiment eu le choix ? Comme le soulignait un des premiers employés de Facebook : « The best minds of my generation are thinking about how to make people click ads, that sucks. »

Ces sociétés pour la plupart n’en restent pas moins viables pour autant, en terme de chiffre d’affaires et résultats, et sont bien sûr de beaux succès en terme de produit. Mais c’est frustrant quand elles ne parviennent pas à trouver un modèle économique cohérent avec ce qui fait la force du produit.

Il y a t-il une solution à cet effet ciseaux ? Je ne sais pas, c’est un problème passionnant je trouve. Aller à l’autre bout du spectre pose à l’inverse des problèmes de croissance (difficulté à croître au delà d’une niche car le produit ne se réplique pas facilement, je vous donne pas d’exemple…). Un seul service a vraiment attiré mon attention sur ce problème, il s’agit de Stack Exchange. Pour faire court, le produit est identique pour tous les segments verticaux, mais ils le déclinent segment par segment, contrairement à leur concurrent Quora qui est dans une stratégie « one size fits all ».

Je vous laisse deviner qui à mon avis a le plus de chance de réussir à construire un business pérenne 🙂

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2 Comments

  1. Bien vu – effectivement triste de constater que « The best minds of my generation are thinking about how to make people click ads, that sucks. » C’est a peine mieux que les « best minds » allant vers les banques d’affaires (a la « Wall Street » ou « Margin Call »).

    Cote modeles d’affaires, les grandes plateformes n’ont effectivement pas beaucoup de choix, apparemment. Le fait est que les utilisateurs recoivent une certaine « valeur percue » du service, mais celle-ci est difficile a quantifier + difficile a extraire. C’est en gros « combien payeriez vous pour eviter que ce service disparaisse ». Peut-etre les micro-paiements (genre Gumroad) peuvent amener vers un debut de solution.

    On verra bien !

  2. Oui Olivier, mais il y a quand même d’autres exemples, peu nombreux il est vrai, de plateformes très horizontales qui réussissent à tirer des revenus non publicitaires. Tout simplement en segmentant leur audience et en proposant des services premium bien ciblés. Tu le sais mieux que moi puisque vous avez été l’un des premiers en France à le faire sur Equideow !

    Un exemple célèbre est LinkedIn. A ma connaissance la publicité ne représenterait cette année qu’un quart de leurs revenus…

    A mon avis Twitter pourrait essayer cette approche : compte-tenu des (assez nombreux) différents cas d’usage (communication personnelle, communication institutionnelle, relation client, gestion de produit, curation thématique, etc.), ils pourraient imaginer des services premium payants qui feraient sens sur un certain nombre de ces cas d’usage. Il faut pour cela très bien connaître son audience, mais j’ai l’impression que ça ne doit pas être un problème pour Twitter, avec les dernières technos de big data, de cruncher leur bases et leurs graphes de relations pour en tirer des données comportementales.

    En fait, c’est peut-être un problème culturel : pour inventer un service basique et universel, il ne faut pas avoir envie de se casser la tête. L’ADN de Twitter ne porte peut-être pas les gènes nécessaire pour imaginer et gérer la complexité d’une telle analyse, sinon Twitter ne serait pas Twitter !

    Et c’est un peu tard pour faire un copycat maintenant…

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